16 février 1992: la «marche de l’espoir» réprimée dans le sang

Le 16 février 1992, des milliers des Kinois descendaient dans la rue pour une marche pacifique dénommée «marche de l’espoir»,a l’appel d’une association catholique laïque. Ils revendiquaient la réouverture de la Conférence Nationale Souveraine (CNS), fermée le 19 janvier 1992 par le premier ministre Nguz-a-Karl-i-Bond.

Ce forum national, ouvert le 7 février 1991 à Kinshasa,  avait pour objectif «de faire une évaluation sans complaisance de la situation politique du pays, avec  tolérance et justice afin de baliser le chemin de la démocratie et du changement social ».

Mais dans un message radiotélévisé, le premier ministre Ngunz fermera la CNS, expliquant sa décision par les faits que les travaux de la conférence coûtaient trop cher,  la province du Kasaï Oriental surreprésentée parmi les conférenciers (14%) et que la CNS outrepassait ses compétences (source ou lien).

Quelques semaines suffirent aux intellectuels catholiques pour décider de l’organisation de cette marche du 16 février pour exiger l’ouverture de ce forum dont les résolutions devraient revêtir un caractère souverain et donc contraignant pour le régime de l’époque.

La manifestation qui réussit à mobiliser des milliers des chrétiens catholiques, protestants et orthodoxes dans différents coins de la capitale du Zaïre, le nom du pays en ce temps-là, fut finalement réprimée dans le sang par l’armée. Les sources officielles avaient à l’époque évoqué le nombre de 13 morts, plusieurs sources non officielles avaient fait état des centaines des morts.

Direction le palais du peuple

«Cette marche était celle de l’espoir pour tous les peuples zaïrois. Les autorités avaient ordonné la  fermeture de la Conférence nationale souveraine qui était notre seule espoir pour le changement, pour la démocratie au Zaïre (Actuel RDC) », rappelle Augustin Kayenge, témoin de la marche du 16 février 1992.

Ce fervent catholique, la soixantaine révolue, a participé à la marche du 16 février avec  les paroissiens de l’Eglise St Gabriel deYolo-Sud, dans la commune de Kalamu. Avec un regard nostalgique, il se souvient encore à quelques détails près de ce qu’il a vécu ce jour-là.

«Ce dimanche-là, du 16 février 1992, notre curé, de la paroisse St Gabriel, nous avait rappelé les consignes pour réussir cette procession qui devait nous conduire jusqu’au palais du peuple. Nous ne devrions pas insulter, ni jeter des pierres aux militaires », raconte-t-il.

D’après lui, chaque manifestant avait reçu l’instruction de prendre une bougie, un rameau ou un chapelet, des symboles pourtémoigner de sa foi et du sens de non-violence que les organisateurs voulaient conférer à cette manifestation.

«Nous nous attendions certes à des jets de gaz lacrymogènes car nous savions que notre marche n’était soutenue ni par les pères de l’église, ni autorisée par le pouvoir en place », poursuit-il.  «Mais ce à quoi on ne s’attendait pas, c’est des tirs à balles réelles», dit-il dans un soupir.

Partis de Yolo-Sud vers 9h00 heures locales, des centaines des paroissiens a l’instar d’Augustin Kayenge prirent l’avenue Kimwenza pour le Palais du peuple.

« A l’approche de l’intersection de l’avenue Kimwenza et l’avenue Kapela qui sépare les deux quartiers Yolo-Sud et Yolo-Nord, nous serons rejoints par  plusieurs manifestants de la Société civile et de l’UDPS (Union pour la Démocratie et le Progrès Social). C’est là que les choses se sont gâtées. 

C’est là que nous avons été surpris par les premiers tirs. Et c’était la débandade. Ils sortaient de partout ces militaires. Notre curé, l’abbé Lazard qui n’est plus de ce monde, était à la tête de la procession. Il sera poursuivi et interpellé plus loin avec certains diacres et d’autres fidèles qui l’avaient aidé à s’échapper.

Je faisais partie des dizaines d’autres qui ont poursuivi avec difficulté  la procession jusqu’à St Joseph de Matonge, car les militaires étaient plus intéressés au peloton qui accompagnait le curé et pas à nous. On se faufilait dans les rues de Yolo-Nord et de Kauka pour enfin arriver à la paroisse St Joseph de Matonge. Mais nous n’avions pas pu aller plus loin. C’est là que je me suis rendu compte de la tournure macabre qu’avait pris cette marche pourtant voulu pacifique. J’ai appris des autres frères qui ont réussi à atteindre St Joseph qu’il y avait des morts dans les différentes têtes des manifestations dans les 24 Communes de Kinshasa », rapporte-t-il.

Selon Augustin Kayenge, il était difficile au moment des faits voire les jours qui ont suivi ces incidents d’établir le bilan des décès. «Les commandos dépêchés par le régime réussissait à ramasser les cadavres une fois qu’un manifestant était atteint par les balles», se souvient-il.

Paul Mido Onfere, l’un des organisateurs de cette marche, décrira dans une interview à Radio Okapi, une répression « dans le sang avec une brutalité caractéristique de  tous les régimes dictatoriaux ».

Le témoignage d’Augustin Kayenge corrobore celui du journaliste Mwamba Bapuwa, assassiné en 2007, repris dans Le Phare du 16 février 2012.

A l’intersection de l’avenue Kimwenza et Kapela à Yolo-Sud, des chrétiens seront massacrés par des soldats vêtus d’uniformes que les Congolais n’avaient pas l’habitude de voir. « Des mercenaires étrangers venus des pays voisins payés par Mobutu pour tuer les civils », décrira Mwamba Bapuwa dans son témoignage.

L’appel des évêques, origine de l’idée de la marche  selon Paul Mido Onferé

Paul Mido Onféré fait partie de l’équipe des neufs intellectuels catholiques initiateurs de la marche du 16 février 1992. «Tout est parti d’un appel des évêques», affirme-t-il.

A l’en croire, après la fermeture de la Conférence Nationale Souveraine (CNS) par le Premier ministre Nguz, les archevêques et évêques membres du comité permanant des évêques du Zaïre (actuelle Conférence Episcopale nationale du Congo), réunis du 20 au 27 janvier 1992 à Kinshasa, avaient affirmé à la clôture de cette session que la CNS  était incontournable pour baliser le chemin de la démocratie au Zaïre de l’époque (Actuelle RDC).

«Un message qui résonnait comme une interpellation», ajoutera Marie-Thérèse Mulanga Kamuanya, l’une de deux femmes de l’équipe des organisateurs de cette marche, au cours d’une interview accordée au studio Ngayime, dans le cadre du tournage d’un documentaire retraçant les évènements ayant marqué cette journée du 16 février.

Se mettra alors en place un groupe d’intellectuels  chrétiens catholiques dénommé  «Comité laïc de coordination». Au départ, ce comité regroupait environ neufs personnes dont Pierre Lumbi Okongo, celui qui deviendra une décennie plus tard conseiller spécial du Chef de l’Etat en matière de sécurité avant de basculer dans l’opposition et cofonder un front pour le respect de la constitution appelé G7. Ce comité comptait également feu François Kandolo, Benjamin Buanakabwe, Mme Marie-ThérèseMulanga Kamuanya, Mme Marie Baku, Paul Midi Onféré, professeur Kabemba François (Unikin), Dimandja Wembi, Sœur Georgette, une religieuse catholique.

L’objectif de ce regroupement spontané était de chercher par quel moyen pousser le régime en place à rouvrir la CNS.

Des réunions préparatoires seront alors organisées dans des lieux secrets, aux cours desquels étaient associés des pasteurs protestants, des organisations de la société civile dont la solidarité paysanne, l’Association Générale des Etudiants de Lovanium (AGEL), le Centre de Perfectionnement aux Techniques de Développement (CEPETEDE), des mouvements des laïcs catholiques et  des mouvements citoyens qui se sont déjà illustrés dans des manifestations contre le pouvoir en place.

Les organisateurs auront plus tard recours à l’expertise du groupe Amos, une association des prêtres catholiques intellectuels qui à l’époque, se battaient pour le bien-être social des congolais. Ce groupe s’était déjà illustré à l’époque avec deux tentatives des marches pacifiques réprimées par le régime de l’époque.

L’abbé Jose Pundu et Denis Kialuta se chargeront alors de former les membres du Comité Laïc de Coordination sur les stratégies de la marche basée sur la non-violence active.

« Notre expérience était tout simplement la conscientisation de la population pour cette cause et des méthodes, des voies, des stratégies en cas de la répression qui pourraient se faire par des gaz lacrymogènes ou par de l’eau chaude, comment se protéger, comment faire parce que nous avons voulu que cette marche soit vraiment pacifique et donc non violente » précise l’abbé Denis Kialuta, membre du groupe Amos.

Eux à leur tour, avaient comme mission de former leurs frères catholiques et les membres de leurs formations citoyennes respectives pour que cette marche soit populaire, efficace et surtout pacifique.

Le Comité Laïc de Coordination, leadership de la marche du 16 février 1992

D’après des sources concordantes, l’appel à la marche du 16 février 1992 a été écrit et signé par Pierre Lumbi et François Kandolo, deux membres du Comité Laïc de Coordination. Ce document lancé le même jour dans toutes les paroisses catholiques de Kinshasa invitait «le peuple de Dieu et les hommes de bonne volonté à participer à cette  Marche d’Espoir pour sauver la nation zaïroise.»

«Nous avons donc tenu bons malgré des messages des découragements qui fusaient dans certains milieux de l’Eglise. Pour nous, c’était une démarche de foi», rappelle Paul Mido Onféré à Radio okapi.

La veille de la marche, des messages écrits avaient été conçus par les membres du comité laïc de coordination et envoyés pour être distribués parmi les fidèles de toutes les églises de Kinshasa à titre de rappel à la population.

Certains partis et regroupements politiques de l’opposition dont l’UDPS et l’USORAL emboiteront les pas du comité laïc de coordination dans cette mobilisation. D’après les mêmes sources, six points focaux seront proposés par le comité laïc de coordination pour la réussite de cette marche. Pour les communes de la Tshangu, les manifestants devraient se regrouper certains devant l’Eglise St Thérèse de N’Djili et d’autres devaient converger devant la boulangerie BKTF dans la commune de Kimbaseke.

La paroisse St Joseph de Matonge et la place du Tribunal de la Paix sur l’avenue Assossa seront choisis comme points de convergence pour les manifestants habitants les districts de la Funa et de Mont-Amba. Pour la Lukunga, le seul point de convergence sera la paroisse St. Sacrement à Binza Delvaux.

Des processions devraient donc être organisées à partir de chaque église, à la clôture de la première messe dominicale et devrait atteindre le point focal désigné par le comité organisateur. La foule ainsi formée devrait se dirigeait avec chants et prières vers le palais du peuple, la destination finale de cette marche d’espoir.

« Je sais tout simplement que dans toutes les paroisses, sans exception, après la messe de 6h00, la marche a commencé. D’autres personnes et mouvements citoyens qui étaient informés de cette marche sont venus rejoindre les manifestants dans plusieurs églises. Même les gens de la rue ont marché. Donc la mobilisation a été totale. Moi j’étais vicaire à la paroisse Christ-Roi, quand nous sommes arrivés à Matonge, la foule qu’il y avait, c’est indescriptible. A partir du Pont Kasa-vubu, jusqu’à la place victoire voire jusqu’à l’avenue force, c’était plein. Les ronds gambela et victoire, n’en parlons même pas », raconte abbé Dénis Kialuta, l’un de tête des pelletons de la marche le 16 février 1992.

Finalement, aucun groupe des manifestants n’avait réussi à atteindre le palais du peuple à cause de la répression sanglante, a-t-il reconnu.

Le bilan

Le bilan de la répression de cette marche diverge. Selon la Voix des sans voix pour les droits de l’Homme (VSV), trente-cinq personnes ont été tuées et beaucoup d’autres blessés. L’archidiocèse de Kinshasa a publié une liste de seize blessés graves et de vingt et une personnes mortes par balle.

«C’était un carnage, un massacre, une boucherie comme celui de la marche réprimée des étudiants le 04 juin 1969», affirmera Paul mido Onfere. «Je ne sais pas vous communiquer le bilan de ce massacre car la répression était organisée en deux escadrons : en première  ligne, il y avait des commandos qui tiraient sur les manifestants et en deuxième ligne ceux qui ramassaient des cadavres», précisera Paul Mido.

Des sources concordantes renseignent que beaucoup de manifestants du district de Tshangu ne réussirent pas à atteindre le pont Matete. Dans plusieurs paroisses, les processions ont furent étouffées aux premiers pas par des tirs à balles réelles. Et dans la débandade, les manifestants  qui s’étaient réfugiés dans les églises environnantes pendant la répression  y ont été poursuivis et violentés par les éléments armés.

On dénombra des morts dont des non-marcheurs à Saint Joseph, à Yolo Kapela, à Kauka, au niveau de Poids Lourds ou au niveau de l’ISTA où les manifestants tentaient de se  regrouper.

« Selon moi honnêtement, personne ne connaitra le nombre des morts parce que la stratégie était d’effacer les preuves. Et nous même dans cette débandade, on était dans l’incapacité de compter les morts dans nos rangs », expliquera Paul Mido.

Conséquence de la marche

Pour bien des observateurs, la conséquence majeure de cette marche reste incontestablement la réouverture de la CNS. A en croire Paul Mido, cette marche a fait bouger les lignes tant au sein de l’exécutif de l’époque que la communauté internationale.

« Sur le plan international, les réactions fusaient de partout. Le département d’état américain avait même sorti un communiqué condamnant ce qu’il qualifiait de massacre. Ce communiqué  disait que les auteurs de ce massacre devaient être rapidement traduits devant la justice et sévèrement punis », rapporta Paul Mido.

Une étude américaine  sur « les leçons à tirer de la conférence nationale souveraine et ses implications pour le dialogue inter congolais » publié par l’institut  américain « The National Democratic Institute for International Affairs  (NDI) » établira un lien direct entre la marche du 16 février et la réouverture de la CNS.

«Avec  les condamnations internationales du massacre, le pouvoir politique, fort affaibli et de plus en plus isolé tant au plan national qu’international  après ces évènements tragiques, lâchera du lest et ordonna la reprise de la CNS le 06 avril 1992», peut-on lire sur la page 30 de cette étude.

Pour  le professeur Abbé Mugaruka, analyste politique, cette marche doit être placée au crédit de la première expression de la prise de conscience du rôle des chrétiens pour la bonne marche de société moderne.

Malheureusement, conclura le professeur abbé Denis Kialuta,  toutes les bonnes résolutions de la CNS, qui inspiraient tout l’espoir du peuple zaïrois, n’ont pas pu être d’application à cause des tergiversations des politiques.

Des appels à la reconnaissance nationale de la marche du 16 février

Seules des organisations citoyennes chrétiennes et civiles s’arrangent régulièrement chaque année pour organiser soit des messes en mémoire des martyrs ou des conférences  autour de cette marche. Il n’y a donc jamais eu une commémoration officielle instituée pour cette date.

«Je sais qu’à l’époque, c’était mal vu par l’autorité ecclésiastique. Mais de plus en plus, les années passant, je constate que quand il y a une manifestation à organiser, l’église place cela le 16 février. Est-ce une manière de reconnaitre cette journée ?je n’en sais rien mais peut-être que plus tard, ça sera placé dans le calendrier comme une journée commémorative pour l’Eglise »,commente l’abbé Denis Kialuta.

En février 2013, l’Association Entente Inter-provinciale a invité le président de la République Joseph Kabila et le Parlement à faire de la journée du 16 février « une journée nationale des Martyrs de la démocratie ».

Pour le président de cette association, Jean-Marie Ntantu Mey, la journée du 16 février devrait être célébrée chaque année comme on célèbre le 4 janvier [Journée nationale des Martyrs de l’indépendance, elle est fériée].

« Si ceux qui sont morts le 4 janvier 1959 l’ont été pour conquérir l’indépendance, ceux du 16 février sont morts pour conquérir la démocratie », résume-t-il.

Via R.O.