Si un jour Moïse Katumbi, l’ancien gouverneur de la riche province congolaise du Katanga, est finalement autorisé à se présenter à la présidentielle, il le devra en partie à une magistrate de province : Chantale Ramazani Wazuri, présidente des juges de paix de Lubumbashi-Kamalondo, dont la « mission » consistait, au contraire, à signer son arrêt de mort politique.
Son fait d’arme est plutôt rare. Cette magistrate a en effet eu le courage de dénoncer publiquement les pressions exercées sur elle par les plus hautes autorités de l’Etat : la présidence de la République démocratique du Congo (RDC), le chef de la puissante Agence nationale du renseignement (ANR), le ministère de la justice. « On m’a forcée à le condamner, sans délibérer, sans tenir compte des anomalies sur la forme ni sur le fond du dossier, pour des faits prescrits, tout ça pour lui interdire de se présenter à l’élection présidentielle. C’est terrible. Finalement, j’ai craqué », raconte timidement cette femme d’une quarantaine d’années.
Fief de Moïse Katumbi
L’histoire, pourtant, ne commence pas si mal pour Chantale Ramazani Wazuri. Simple juge au tribunal de grande instance de la Gombé, à Kinshasa, depuis dix-neuf ans, elle est promue, par un décret présidentiel de mars, à la tête du « tribunal de paix » de Lubumbashi, à 1 500 km de la capitale congolaise. Trente-quatre juges sous sa juridiction pour des dossiers passibles de six mois à six ans de prison. A priori, ce ne sont pas les affaires du siècle.
Sauf que Lubumbashi n’est pas une ville congolaise comme les autres. C’est la capitale du Katanga, région méridionale de la RDC, frontalière de l’Angola, de la Zambie et de la Tanzanie par le lac Tanganyika. Le Katanga mérite à lui seul le qualificatif, appliqué généralement à toute la RDC, de scandale géologique tant il regorge de richesses minières : cobalt, cuivre, fer, radium, uranium, diamants.
C’est également le fief du charismatique Moïse Katumbi Chawe, 52 ans. Ce riche homme d’affaires a occupé le siège de gouverneur de la province de 2007 à septembre 2015. Longtemps allié du président Joseph Kabila, qu’il a soutenu à la présidentielle de 2011, il est devenu l’un de ses plus farouches opposants. Jusqu’à se porter candidat pour la prochaine élection, initialement prévue en novembre mais qui pourrait bien être reportée aux calendes grecques.
La désignation de Moïse Katumbi par une coalition de partis d’opposition remonte au mois de mars. Comme la mutation de Chantale Ramazani Wazuri à Lubumbashi. Peut-être n’est-ce qu’une coïncidence. Mais, le 10 juin, les trajectoires de la petite juge et de Moïse Katumbi – qu’elle ne connaît que « pour l’avoir vu à la télévision », dit-elle – se croisent.
Ce jour-là, elle reçoit la visite d’Ambroise Kamukuni Mukinayi. Il n’est autre que l’avocat privé de Mutond Kalev, l’un des hommes les plus redoutés du pays en tant que chef de l’ANR, les services de renseignements congolais. Là, Me Kamukuni intervient officiellement pour un autre client. Il est venu à Lubumbashi comme défenseur d’Emmanouil Alexandros Stoupis. Cet homme d’affaires d’origine grecque a porté plainte contre Moïse Katumbi dans une affaire ancienne – et « même prescrite car vieille de dix ans », précise la juge Ramazani – d’usage de faux dans le cadre de la spoliation présumée d’un bien immobilier. « C’est un dossier de la présidence, m’a immédiatement précisé l’avocat Kamukuni en insistant pour que cette affaire soit jugée dès le 20 juin », se souvient la magistrate.
« L’indépendance de la justice au Congo n’existe pas »
Ce n’est que le début d’une longue série de pressions et d’anomalies. L’une d’elle concerne l’absence de l’accusé. Inculpé pour « atteinte à la sûreté de l’Etat » dans un autre histoire – « imaginaire » dit l’ex-gouverneur – de recrutement de mercenaires américains, Moïse Katumbi avait été autorisé, fin mai, par le procureur général de la République, à quitter le territoire national pour des raisons médicales et à aller se faire soigner à Londres. « Il n’a donc même pas reçu sa convocation pour son procès et, bien sûr, il n’était pas là, seulement ses avocats. Mais le premier président de la cour d’appel de Lubumbashi, Paulin Ilunga Tanda, m’avait ordonné de repousser toutes leurs demandes, y compris un report pour que l’accusé se présente. On a ensuite délibéré et j’ai suivi les ordres, sans trop savoir ce que je faisais », raconte la juge Ramazani entre deux coups de téléphone de ses amis qui prennent de ses nouvelles. Entre autres pressions, on lui fait savoir que le président Kabila, alors en visite dans la capitale du Katanga, suit le dossier en personne. La photo de la juge est largement diffusée sur Internet. On l’expose. « J’ai eu peur », dit-elle.
Le lendemain, elle est convoquée par son supérieur hiérarchique, le premier président de la cour d’appel, qui, entouré de militaires, lui dicte la sentence : « Mettez trois ans de prison, un million de dollars de dommages et intérêts et demandez son arrestation immédiate. » Une peine synonyme d’inéligibilité pour Moïse Katumbi dont l’étoile commençait à briller dans le ciel politique congolais. « Sinon, on vous révoque et on vous condamne à dix ans de prison », se souvient-elle d’avoir entendu de la bouche de son supérieur. Les mêmes menaces sont proférées contre les deux autres juges qui constituent le trio de magistrats chargés de l’affaire.
Dans les semaines suivantes, les menaces s’accentueront encore avec un coup de téléphone « du petit frère de Mutond Kalev, puis du chef de l’ANR en personne qui tonne au bout du portable », se rappelle la juge. Moïse Katumbi s’étant opposé au jugement, l’objectif est alors de le reprogrammer au 25 juillet, toujours en son absence. Toujours de façon aussi expéditive. « Trois jours avant l’audience, le premier président de la cour d’appel me convoque à nouveau et me tend un jugement déjà rédigé. Je n’ai jamais été confrontée à un tel dossier, ma conscience m’a empêché d’aller plus loin. »
La conscience de Chantale Ramazani Wazuri en avait pourtant vu d’autres. « L’indépendance de la justice au Congo n’existe pas, concède-t-elle. Ce sont la présidence et l’ANR qui la contrôlent, ça a toujours été comme ça, mais j’étais simple juge. On vous donne des instructions vous les appliquez et vous ne dites rien parce que sinon, on vous interroge, on vous intimide. »
L’armée débarque
Pas cette fois-ci. Prise entre le marteau et l’enclume, la magistrate relève la tête et prend la plume. Le 25 juillet, jour du « deuxième » jugement confirmant le premier, elle adresse une lettre aux Nations unies, à l’Union européenne et aux plus hautes instances de la République et de la justice de son pays : président, premier ministre, chef de l’ANR, procureur général, entre autres sommités. Elle dénonce « les contraintes physiques et morales exercées [sur elle] avant l’audience et pendant le délibéré », citant nommément les personnalités mises en cause. Elle demande que sa signature « extorquée » soit « considérée nulle et de nul effet ». Dans la foulée, l’armée débarque chez elle, mais la juge a pris les devants et s’est réfugiée chez des proches. Elle se cachera pendant deux semaines avant de s’enfuir par avion du pays, direction la France, grâce à la complicité de policiers congolais de l’aéroport de Kinshasa qui la laissent passer alors qu’elle est sous le coup d’un mandat d’amener.
Interrogé par RFI au sujet de cette affaire peu après l’envoi de la lettre, le porte-parole du gouvernement, Lambert Mende, avait éludé la question. Il parlait de « manipulation » et émettait des « doutes [sur] l’authenticité du document ou des qualités de juriste de son auteur, parce que le droit congolais n’établit aucune relation de dépendance structurelle entre le gouvernement et les juges du siège ». Lambert Mende n’a pas souhaité répondre aux questions du Monde.
Sous n’importe quelle latitude, dénoncer les menaces exercées par la présidence, le chef des services de renseignement et sa propre hiérarchie peut attirer des ennuis. En RDC, cela peut devenir une question de vie et de mort. Surtout en cette période de crise politique explosive. Dans un communiqué publié lundi 19 septembre, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et d’autres organisations de défense des droits humains estimaient que « les cas de Chantale Ramazani et de Jean de Dieu Kilima [un militant des droits de l’homme arrêté par l’ANR] sont emblématiques de l’instrumentalisation des instances judiciaires à des fins politiques et des manœuvres entreprises par les autorités congolaises pour éliminer les opposants du paysage politique et faire taire la société civile indépendante en amont de l’élection présidentielle. Ces pratiques sont celles d’un pouvoir autoritaire. »
La veille, Human Rights Watch publiait un rapport accusant le gouvernement de mener, depuis deux ans, « une répression à l’encontre de militants ainsi que de dirigeants et membres de partis d’opposition qui se sont opposés à la prolongation de la présidence de Joseph Kabila au-delà de la limite constitutionnelle de deux mandats, qui prend fin le 19 décembre ».
Depuis Paris, Chantale Ramazani Wazuri se demande maintenant de quoi l’avenir sera fait : « Au Congo, si vous êtes un prisonnier politique, oubliez ! Il faut attendre la chute du régime pour sortir de prison. » Aujourd’hui réfugiée en France, sous la protection de la FIDH, elle n’envisage pas de rentrer dans son pays sauf changement de pouvoir. Un pouvoir qui montre chaque jour qu’il n’hésite pas à recourir à la violence et à l’arbitraire.
Christophe Châtelot