Dans Qu’est-ce qu’une vie bonne ? (Payot, 2014), la philosophe Judith Butler demande : « Y a-t-il des genres de vie qu’on considère déjà comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction ou d’abandon ? » Cette question ne cesse de m’accompagner dans le travail d’anthropologue que je mène sur les effets sociaux de la violence en République démocratique du Congo (RDC).
Stratégie du chaos
Le 12 mars 2017, Zaida Catalan et Michael Sharp ont été assassinés au Kasaï. Membres du groupe des experts sur la RDC auprès du Conseil de sécurité de l’ONU, ils étaient chargés d’enquêter sur les groupes armés, les réseaux criminels et les violations des droits humains. Le 7 décembre 2017, quinze casques bleus tanzaniens de la mission des Nations unies en RDC ont été tués dans une attaque de leur base, au Kivu.
En raison des jeux complexes d’alliance entre les groupes armés locaux et de la stratégie du chaos que développe le président Joseph Kabila pour se maintenir au pouvoir, d’importantes incertitudes demeurent sur les auteurs de ces crimes. Ceux-ci s’inscrivent plus largement dans un contexte de violences : au cours de l’année écoulée, plusieurs centaines de morts ont été comptabilisées au Kivu, des milliers au Kasaï, où des dizaines de fosses communes ont été recensées. Les déplacements de population pour fuir ces zones concernent des centaines de milliers de personnes dans ces deux régions – autant de vies bouleversées. La violence se poursuit dans l’est du Congo, de manière durable, sous des formes variées et dans un silence effrayant, depuis 1996.